Dom
Juan, II 2 : Dom Juan séduit Charlotte.
Situation
Au
début de la pièce, Dom Juan vient d’abandonner sa nouvelle épouse
Elvire. Pour se justifier, il a énoncé sa conception de l’amour
conquête (I, 2). Après avoir cherché à enlever une fiancée, il
fait naufrage. Il est sauvé par Pierrot, un paysan fiancé à
Charlotte. Ici, on le voit à l’oeuvre, cherchant à séduire cette
dernière alors qu’il vient de promettre (hors scène) le mariage à
une autre paysanne, Mathurine. Cette scène permet de découvrir le
fonctionnement de la scène de séduction et la personnalité du
séducteur.
I/
Une scène de séduction
A/
Le schéma actantiel.
La
scène met en présence trois personnages. Don Juan, personnage
principal et éponyme, peut être considéré comme le sujet
principal. Charlotte constitue son objet. On s’en rend compte dès
les premières lignes de la scène : cf. 1ère réplique de DJ.
DJ est poussé par le désir de conquête, la nature. Il aborde
rapidement la jeune femme et lui propose le mariage à la fin de
l’extrait « sachez que je n’ai d’autre dessein que de
vous épouser ».
Sganarelle
est à la fois un adjuvant et un critique. Adjuvant quand il conforte
DJ dans son projet ou rassure Charlotte sur les intentions de son
maître à la demande de celui-ci, c’est sa caution. Critique dans
les apartés ironiques. Il pourrait être aussi un opposant, ce qu’il
apparaît dans la suite quand il essaie de détromper les paysannes.
DJ l’interpelle au début pour lui demander son avis sur Charlotte.
DJ s’en fait un complice et un témoin de ses exploits.
L’ambivalence de son rôle est soulignée par le double sens de ses
paroles (ironie) et par les apartés.
B/
Le fonctionnement du dialogue.
- Le temps de parole montre que c’est DJ qui domine. Sganarelle n’est qu’un comparse et n’intervient que très marginalement. DJ dispose du plus long temps de parole (tirades). Cependant, Charlotte se défend assez bien vu sa situation : une tirade où elle développe un peu sa pensée. Il y a donc résistance de sa part. Ajoutons le niveau de langue qui montre aussi la supériorité de DJ. Charlotte s’exprime simplement «Fi... elles sont noires comme du charbon », voire de façon populaire en supprimant les r par ex : « les monsieux », « toujou », « enjoleux ».
- Qui mène le jeu ? C’est DJ. Première étape : il aborde sa victime et lui pose quelques questions banales. Effet de stichomythie. Charlotte se contente de répondre brièvement et poliment (répétition de « Monsieur », « pour vous servir »). Deuxième étape : il la complimente sur plusieurs points physiques : yeux, taille, tête, yeux à nouveau. Puis les mains. On suit le mouvement de son regard. Les répliques s’allongent. Ici Charlotte esquisse une défense. Elle pense qu’il se moque d’elle, ne le croit pas à propos des mains. Cependant, elle est tentée de le croire « Je vous suis bien obligée si cela est », et regrette de ne pas avoir lavé ses mains. Troisième étape : DJ aborde le vif du sujet sans transition : « vous n’êtes pas mariée sans doute ? » Il lance la dernière offensive pour demander à Charlotte de lui céder. Les répliques s’allongent encore car le sujet est plus délicat. DJ est obligé d’argumenter sur le choix de l’époux, sur son propre amour, sur sa bonne foi et finit par décocher l’estocade finale (ou sortir sa botte secrète...) : le mariage. Charlotte résiste davantage. Elle expose ses raisons de douter et les risques qu’elle court. Mais elle avoue aussi que la proposition la séduit, elle est séduite par la parole de DJ.
On
assiste donc à une offensive en trois temps où DJ renforce peu à
peu sa pression tandis que Charlotte résiste mais recule peu à peu.
Si elle cède assez rapidement, c’est parce qu’elle n’est pas
amoureuse de Pierrot, dont la naïveté a été soulignée dans la
scène précédente qui prépare celle-ci.
C/
La tonalité du texte est ambiguë.
On
peut s’amuser de l’habileté de DJ, de la naïveté de Charlotte,
de la duplicité de Sganarelle. Le spectateur étant au courant de la
personnalité de DJ assiste avec intérêt à sa stratégie. Mais il
est difficile d’oublier l’enjeu sérieux pour la jeune fille (qui
préférerait la mort au déshonneur).
II/
À travers cette scène se dessine le portrait du séducteur.
A/
Sa tactique: la flatterie et sa propre mise en valeur.
1/
La flatterie porte uniquement sur la beauté physique de la femme. Il
l’examine comme on le ferait pour un animal : la fait tourner
sur elle même et montrer ses dents, ses mains. Exclamations et
questions rhétoriques soulignent son admiration. On devine qu’il
ment à propos des mains d’après la protestation appuyée de
Charlotte. DJ n’hésite pas à baiser des mains sales de paysanne
comme il le ferait pour une femme du monde. Il veut la persuader
qu’elle est hors du commun, bien au-dessus de sa classe sociale.
Cette flatterie débouche sur l’idée qu’elle ne peut épouser un
homme quelconque mais peut espérer un mariage beaucoup plus
intéressant.
2/
L’autre versant de la tactique le concerne lui-même. Tout d’abord,
il éprouve un amour aussi rapide que violent ; comparer
« Je suis ravi », « Je vous aime trop pour cela »
(formule passe-partout, encore assez vague), « je vous aime de
tout mon coeur » et enfin « on vous aime autant en un
quart d’heure, qu’on ferait une autre en six mois six mois ».
Il se sent d’ailleurs obligé de se justifier et en revient aux
charmes de Charlotte.
Ensuite,
il jure de sa sincérité, de la différence entre lui et les autres
aristocrates de cour. Le fait de jurer est un acte solennel à
l’époque, la promesse de mariage doit être respectée sous peine
de poursuites. Il en appelle au Ciel : « Dieu m’en
garde », « Le Ciel qui le connaît bien m’a conduit ici
tout exprès pour empêcher ce mariage ». Il emploie le mot
« profaner » pour parler de la beauté de Charlotte,
terme religieux qui veut dire traiter avec mépris ce qui a un
caractère sacré. Se montrer parjure est à la fois méprisable dans
la mentalité aristocratique et insultant pour la religion.
- Sa personnalité : à travers son comportement, on peut dresser son portrait :
1/
C’est un monomaniaque, un obsédé. Comme dans beaucoup de comédies
de Molière, le personnage central est intéressé par un seul
sujet ; l’argent chez Harpagon (L’Avare), sa santé
dans Le Malade imaginaire, l’aristocratie dans Le
Bourgeois gentilhomme, etc. Ici, l’obsession de DJ est la
conquête des femmes (moyen trouvé par lui pour affirmer sa révolte
contre Dieu, le roi, son père). Acte I scène 2, DJ se présentais
lui-même dans une tirade célèbre où il dit notamment « La
beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à
cette douce violence ». Ici, cette obsession et son instabilité
se révèlent dans les premières paroles ; il passe d’une
femme à une autre sans pause, sans même avoir terminé la conquête
de la précédente (on le voit par la suite).
2/
Il est habile, expert. Son arme essentielle est le beau langage.
Charlotte ne peut rivaliser sur ce terrain : « Monsieur,
tout ça est trop bien dit pour moi et je n’ai pas l’esprit pour
vous répondre ». À la fin, elle montre aussi que c’est ce
langage qui l’a séduite « Je ne sais comment faire quand
vous parlez. Ce que vous dites me fait aise et j’aurais toutes les
envies du monde de vous croire ». Si la beauté séduit DJ, lui
séduit par les mots. Remarquons que le rôle est souvent tenu par
des acteurs expérimentés et non par de jeunes gens. Ex Michel
Piccoli, 40 ans, dans la version télévisée de Marcel Bluwal ;
Andrzej Seweryn, 56 ans, en 2002 à la Comédie Française !
3/
C’est un personnage sans aucun scrupule en révolte contre la
morale commune et la religion.
Tout
d’abord, il s’attaque à une paysanne, proie facile. Celle-ci
souligne bien la différence de classe entre eux « C’est trop
d’honneur que vous me faites », et lui-même se sert de cette
différence pour la tenter « Une personne comme vous serait la
femme d’un simple paysan ». Il la domine socialement et
culturellement.
Ensuite,
cette paysanne n’a pas d’autre bien que son honneur, c’est-à-dire
sa moralité. Elle insiste sur ce point « je ne suis qu’une
pauvre paysanne, mais j’ai l’honneur en recommandation et
j’aimerais mieux me voir morte que de me voir déshonorée ».
Ceci souligne l’importance de l’enjeu pour elle et la
malhonnêteté du séducteur. Une fois « séduite »
(déflorée, par euphémisme), sa réputation serait ruinée. De
plus, Charlotte est fiancée à Pierrot, cela est rappelé par
Charlotte ; or, c’est lui qui a sauvé DJ de la noyade dans
une scène précédente. Là encore DJ va à l’encontre du code
aristocratique fondé sur la reconnaissance et la loyauté. Enfin, DJ
insulte la religion et le code aristocratique en donnant sa parole
sans avoir l’intention de la tenir.
Conclusion.
Ce
texte présente donc le séducteur en action, ce sera la seule fois
dans la pièce, même si par antonomase, « un Don Juan »,
désigne un « séducteur ». Il dresse le portrait du
libertin cynique et beau parleur qui sera largement exploité en
France au XVIIIè siècle. DJ aggrave son cas aux yeux de l’Eglise
et de la société. Il tient tête au Ciel, comme il le répète
souvent. Cela le rapproche du châtiment final.
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