Dom Juan, I
2 : tirade de l’inconstance : Don Juan expose sa
conception de l’amour.
Situation
Répondant aux inquiétudes de
Gusman sur
le départ précipité de don Juan, Sganarelle lui a dit qu’il
craignait que celui-ci ait abandonné sa maîtresse Elvire après
l’avoir épousée. Il lui a expliqué que son maître est « un
grand seigneur méchant homme » sans aucun scrupule. Dom Juan
arrive, une explication s’esquisse avec son valet qui lui dit qu’il
« trouve fort vilain d’aimer de tous côtés ». Dom
Juan réplique dans une longue tirade et lui expose son point de vue.
Ce texte fonctionne comme un texte argumentatif destiné à persuader. Il expose une conception et esquisse le portrait du séducteur.
Ce texte fonctionne comme un texte argumentatif destiné à persuader. Il expose une conception et esquisse le portrait du séducteur.
I/ Un discours pour convaincre. Analyse du fonctionnement du
discours :
A/ L’énonciation
DJ s’adresse à son valet
Sganarelle. Le « tu » est présent seulement dans la 1ère
phrase : « tu veux » puis il parle longuement sans
interpeller à nouveau son interlocuteur (à la différence de
Sganarelle en parlant à Gusman). On dirait qu’emporté par son
discours, il l’oublie ; en réalité, le discours s’adresse
aux spectateurs (double communication théâtrale), il est destiné à
mettre en valeur le personnage qui trace son portrait en contraste
avec celui fait par Sganarelle.
Il utilise le « je »
entre « Pour moi » et « le changement », soit
une dizaine d’occurrences, puis en fin de tirade « j’ai sur
ce sujet » quatre occurrences : dans ces passages, le
discours prend un tour personnel, il décrit son penchant
irrépressible.
Mais ailleurs il utilise « on »
ou « nous » : le premier en sujet, le second en
objet. Donc dès le début, puis en alternance avec le « je »,
il fait de sa conception une vérité générale. DJ considère donc
sa conception comme justifiée, valable pour le plus grand nombre.
C’est une vérité présentée comme une évidence. En fait, il
hésite entre cette vérité générale (« La belle chose de
vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle ») et
l’affirmation de sa propre liberté (« Pour moi, la beauté
ma ravit partout »).
B/ La construction de
l’argumentation et les types de phrases (qui soulignent sa
conviction et son désir de persuader).
1/ Il commence par une question
rhétorique doublée d’une exclamation (« Quoi, tu veux qu’on
se lie… ») qui traduit sa surprise devant la position de
Sganarelle et l’évidence de sa propre conception. Puis il enchaîne
par une exclamation qui renforce le mépris qu’il a pour la
fidélité. La 3° phrase commence par le redoublement de
l’exclamation « non » qui conclut le rejet de la thèse
adverse tout en insérant la sienne en cours de phrase après la
virgule « toutes les belles ont droit de nous charmer ».
Une sorte de maxime ou d’aphorisme se détache vers la fin de cette
partie : « la constance n’est bonne que pour les
ridicules ». Il utilise une métaphore dévalorisante
« ensevelir, être mort » qui assimile la fidélité à
une mort sentimentale.
2/ « Pour moi »
introduit l’exposition de sa propre position. Il y a une succession
de phrases déclaratives où alternent affirmations et négations,
les secondes évoquant toujours le rejet de la thèse adverse
« l’amour que j’ai pour une belle n’engage pas mon âme »,
« je ne puis refuser mon cœur ». Une nouvelle maxime se
détache « tout le plaisir de l’amour est dans le
changement ». Ces deux maximes ressemblent à des alexandrins
si on ne compte pas les e muets [vers blancs].
3/ Retour au « on »
et aux généralités, pour définir et justifier sa conception. Ici
commence une période oratoire construite sur la proposition
principale en tête : « On goûte une douceur extrême à »
qui contient une série de compléments « réduire … »,
« voir », « combattre », « vaincre »,
« mener » qui abordent les différentes phases de la
séduction ; à l’intérieur, des subordonnées décrivent
l’attitude de la femme « les résistances qu’elle nous
oppose », « les scrupules dont elle se fait un honneur »
et enfin la victoire du séducteur « où nous avons envie de la
faire venir ». Cette période est éloquente, elle suit les
détours de la stratégie du séducteur, exprime le plaisir de la
tactique. Célèbre métaphore militaire de la conquête. Elle est
suivie d’une phrase commençant par « Mais » qui décrit
au contraire la suite de la conquête. La phrase est coupée en deux,
la première partie comporte des propositions négatives et reprend
la métaphore de la mort de façon plus légère (« endormons »),
la seconde partie rebondit sur l’évocation d’une nouvelle
conquête.
4/ « Enfin » indique
le bilan. L’enthousiasme (juvénile sans aucun doute, n’oublions
pas que DJ est jeune) grandit, il termine par une comparaison
audacieuse entre ses conquêtes amoureuses et celles d’Alexandre le
grand. [IV° s avant JC, conquit le monde grec, l’Egypte et l’Asie
jusqu’à l’Inde]. Le texte est donc bien un discours construit
qui oppose deux thèses, la fidélité et l’amour conquête, en
mettant en valeur cette dernière par la place qu’elle occupe dans
le plan, les types de phrases, les images.
II/ Conception de l’amour et
portrait du séducteur
A/ Le rejet de la fidélité
DJ Récuse l’idée de l’honneur
lié à la fidélité. Les deux notions appartiennent aux valeurs de
la noblesse. « faux honneur d’être fidèle », « la
constance n’est bonne que pour les ridicules ». Il rejette
ces valeurs telles qu’elles sont pratiquées : « les
scrupules dont elle se fait un honneur », l’honneur de
résister chez la femme, l’honneur d’être fidèle pour les deux.
Au lieu d’être la marque d’une âme forte et noble, la fidélité
traduit un manque de personnalité. On sent que le grand seigneur a
pris de la distance avec les représentations traditionnelles telles
qu’on les trouve encore à l’époque de Louis XIII et de Louis
XIV chez Corneille. C’est une époque révolue, qui ne correspond
plus aux pratiques réelles, comme par exemple à la cour de Louis
XIV. Au fond, « demeurer au premier objet qui nous prend »
n’est pas justifié, c’est un peu le fruit du hasard
(« l’avantage d’être rencontrée la première »).
B/ Le prétendu intérêt féminin
à l’amour
DJ renverse les données de la
situation dans la première moitié de son discours. Il présente la
femme comme séductrice, désireuse de se faire aimer ; c’est
elle qui le pousse à agir ainsi. Le vocabulaire le traduit « le
premier objet qui vous prend », « beautés qui nous
peuvent frapper les yeux », « les justes prétentions
qu’elles ont sur notre cœur », « faire injustice aux
autres », « un beau visage me le demande ». Ici, le
sujet des verbes désigne souvent les femmes, ce sont elles qui
exigent l’amour du séducteur.
C/ La nature est la valeur
nouvelle qui se substitue aux valeurs aristocratiques.
« Les hommages et les
tributs où la nature nous oblige ». Cette phrase révèle la
référence morale du séducteur. « Hommages et tributs »
sont des termes qui appartiennent au langage de la conquête
guerrière que la classe aristocratique menait. L’hommage désigne
l’acte par lequel le vassal se déclarait l’homme de son seigneur
en lui promettant une fidélité et un dévouement absolus. Le tribut
désignait une contribution forcée imposée au vaincu par le
vainqueur. Là encore, DJ inverse les rôles, le vainqueur serait la
femme séductrice et c’est l’homme qui lui rendrait hommages et
tributs, non à cause de valeurs imposées par la société (féodale)
mais à cause de la force de la nature. Dans ce passage, il souligne
qu’il est soumis à une force qui le dépasse : « la
beauté me ravit partout », « je cède facilement »,
« je ne puis refuser ». C’est au fond une pulsion
naturelle dont il n’est pas maître mais qu’il reconnaît et
assume.
À partir de là, la conquête
amoureuse remplace la conquête guerrière, il file la métaphore qui
allie les termes de la bataille à ceux de la féminité et de
l’amour. La référence à Alexandre le Grand qui termine la tirade
ainsi que l’idée de conquérir d’autres mondes révèle la
démesure de Don Juan. On peut se demander si cette conception n’est
pas une justification valorisante de simples pulsions révélatrices
d’une faiblesse.
En fait, DJ peut être considéré
comme un guerrier dégénéré. Le temps des conquêtes guerrières
est fini, les qualités du guerrier sont mises au service d’une
cause beaucoup plus simple et sans grand danger.
D/ L’homme sans espérance :
la tentation du néant.
L’insatisfaction pointe
derrière ce beau discours : « Mais lorsqu'on en est
maître une fois, il n'y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter,
tout le beau de la passion est fini ». DJ est un humain sans
perspective (répétition de « rien »). Le
désenchantement le prend après chaque nouvelle conquête et ce
désenchantement justifie les lecture romantiques du personnage qui
seront faites au XIXè siècle.
Conclusion
Ce texte célèbre démontre
l’habileté oratoire de DJ tout en définissant ses idées et en
cernant sa personnalité. Il révèle les ambiguïtés du
personnage : il s’adresse à son valet mais son discours est
destiné au public ; il utilise les qualités du gentilhomme au
service d’une cause dégradante ; il affirme sa liberté en
avouant ne pas pouvoir agir autrement. Sorte de grandeur décadente,
de charme trouble. Davantage sans doute que le côté joueur, le côté
sombre du personnage se révèle dès ce premier contact que nous
avons avec le héros éponyme.
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