mardi 22 janvier 2013

Dom Juan, I 2 : tirade de l’inconstance : Don Juan expose sa conception de l’amour.
Situation
Répondant aux inquiétudes de Gusman sur le départ précipité de don Juan, Sganarelle lui a dit qu’il craignait que celui-ci ait abandonné sa maîtresse Elvire après l’avoir épousée. Il lui a expliqué que son maître est « un grand seigneur méchant homme » sans aucun scrupule. Dom Juan arrive, une explication s’esquisse avec son valet qui lui dit qu’il « trouve fort vilain d’aimer de tous côtés ». Dom Juan réplique dans une longue tirade et lui expose son point de vue.
Ce texte fonctionne comme un texte argumentatif destiné à persuader. Il expose une conception et esquisse le portrait du séducteur.
I/ Un discours pour convaincre. Analyse du fonctionnement du discours :
A/ L’énonciation
DJ s’adresse à son valet Sganarelle. Le « tu » est présent seulement dans la 1ère phrase : « tu veux » puis il parle longuement sans interpeller à nouveau son interlocuteur (à la différence de Sganarelle en parlant à Gusman). On dirait qu’emporté par son discours, il l’oublie ; en réalité, le discours s’adresse aux spectateurs (double communication théâtrale), il est destiné à mettre en valeur le personnage qui trace son portrait en contraste avec celui fait par Sganarelle.
Il utilise le « je » entre « Pour moi » et « le changement », soit une dizaine d’occurrences, puis en fin de tirade « j’ai sur ce sujet » quatre occurrences : dans ces passages, le discours prend un tour personnel, il décrit son penchant irrépressible.
Mais ailleurs il utilise « on » ou « nous » : le premier en sujet, le second en objet. Donc dès le début, puis en alternance avec le « je », il fait de sa conception une vérité générale. DJ considère donc sa conception comme justifiée, valable pour le plus grand nombre. C’est une vérité présentée comme une évidence. En fait, il hésite entre cette vérité générale (« La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle ») et l’affirmation de sa propre liberté (« Pour moi, la beauté ma ravit partout »).
B/ La construction de l’argumentation et les types de phrases (qui soulignent sa conviction et son désir de persuader).
1/ Il commence par une question rhétorique doublée d’une exclamation (« Quoi, tu veux qu’on se lie… ») qui traduit sa surprise devant la position de Sganarelle et l’évidence de sa propre conception. Puis il enchaîne par une exclamation qui renforce le mépris qu’il a pour la fidélité. La 3° phrase commence par le redoublement de l’exclamation « non » qui conclut le rejet de la thèse adverse tout en insérant la sienne en cours de phrase après la virgule « toutes les belles ont droit de nous charmer ». Une sorte de maxime ou d’aphorisme se détache vers la fin de cette partie : « la constance n’est bonne que pour les ridicules ». Il utilise une métaphore dévalorisante « ensevelir, être mort » qui assimile la fidélité à une mort sentimentale.
2/ « Pour moi » introduit l’exposition de sa propre position. Il y a une succession de phrases déclaratives où alternent affirmations et négations, les secondes évoquant toujours le rejet de la thèse adverse « l’amour que j’ai pour une belle n’engage pas mon âme », « je ne puis refuser mon cœur ». Une nouvelle maxime se détache « tout le plaisir de l’amour est dans le changement ». Ces deux maximes ressemblent à des alexandrins si on ne compte pas les e muets [vers blancs].
3/ Retour au « on » et aux généralités, pour définir et justifier sa conception. Ici commence une période oratoire construite sur la proposition principale en tête : « On goûte une douceur extrême à » qui contient une série de compléments « réduire … », « voir », « combattre », « vaincre », « mener » qui abordent les différentes phases de la séduction ; à l’intérieur, des subordonnées décrivent l’attitude de la femme « les résistances qu’elle nous oppose », « les scrupules dont elle se fait un honneur » et enfin la victoire du séducteur « où nous avons envie de la faire venir ». Cette période est éloquente, elle suit les détours de la stratégie du séducteur, exprime le plaisir de la tactique. Célèbre métaphore militaire de la conquête. Elle est suivie d’une phrase commençant par « Mais » qui décrit au contraire la suite de la conquête. La phrase est coupée en deux, la première partie comporte des propositions négatives et reprend la métaphore de la mort de façon plus légère (« endormons »), la seconde partie rebondit sur l’évocation d’une nouvelle conquête.
4/ « Enfin » indique le bilan. L’enthousiasme (juvénile sans aucun doute, n’oublions pas que DJ est jeune) grandit, il termine par une comparaison audacieuse entre ses conquêtes amoureuses et celles d’Alexandre le grand. [IV° s avant JC, conquit le monde grec, l’Egypte et l’Asie jusqu’à l’Inde]. Le texte est donc bien un discours construit qui oppose deux thèses, la fidélité et l’amour conquête, en mettant en valeur cette dernière par la place qu’elle occupe dans le plan, les types de phrases, les images.
II/ Conception de l’amour et portrait du séducteur
A/ Le rejet de la fidélité
DJ Récuse l’idée de l’honneur lié à la fidélité. Les deux notions appartiennent aux valeurs de la noblesse. « faux honneur d’être fidèle », « la constance n’est bonne que pour les ridicules ». Il rejette ces valeurs telles qu’elles sont pratiquées : « les scrupules dont elle se fait un honneur », l’honneur de résister chez la femme, l’honneur d’être fidèle pour les deux. Au lieu d’être la marque d’une âme forte et noble, la fidélité traduit un manque de personnalité. On sent que le grand seigneur a pris de la distance avec les représentations traditionnelles telles qu’on les trouve encore à l’époque de Louis XIII et de Louis XIV chez Corneille. C’est une époque révolue, qui ne correspond plus aux pratiques réelles, comme par exemple à la cour de Louis XIV. Au fond, « demeurer au premier objet qui nous prend » n’est pas justifié, c’est un peu le fruit du hasard (« l’avantage d’être rencontrée la première »).
B/ Le prétendu intérêt féminin à l’amour
DJ renverse les données de la situation dans la première moitié de son discours. Il présente la femme comme séductrice, désireuse de se faire aimer ; c’est elle qui le pousse à agir ainsi. Le vocabulaire le traduit « le premier objet qui vous prend », « beautés qui nous peuvent frapper les yeux », « les justes prétentions qu’elles ont sur notre cœur », « faire injustice aux autres », « un beau visage me le demande ». Ici, le sujet des verbes désigne souvent les femmes, ce sont elles qui exigent l’amour du séducteur.
C/ La nature est la valeur nouvelle qui se substitue aux valeurs aristocratiques.
« Les hommages et les tributs où la nature nous oblige ». Cette phrase révèle la référence morale du séducteur. « Hommages et tributs » sont des termes qui appartiennent au langage de la conquête guerrière que la classe aristocratique menait. L’hommage désigne l’acte par lequel le vassal se déclarait l’homme de son seigneur en lui promettant une fidélité et un dévouement absolus. Le tribut désignait une contribution forcée imposée au vaincu par le vainqueur. Là encore, DJ inverse les rôles, le vainqueur serait la femme séductrice et c’est l’homme qui lui rendrait hommages et tributs, non à cause de valeurs imposées par la société (féodale) mais à cause de la force de la nature. Dans ce passage, il souligne qu’il est soumis à une force qui le dépasse : «  la beauté me ravit partout », « je cède facilement », « je ne puis refuser ». C’est au fond une pulsion naturelle dont il n’est pas maître mais qu’il reconnaît et assume.
À partir de là, la conquête amoureuse remplace la conquête guerrière, il file la métaphore qui allie les termes de la bataille à ceux de la féminité et de l’amour. La référence à Alexandre le Grand qui termine la tirade ainsi que l’idée de conquérir d’autres mondes révèle la démesure de Don Juan. On peut se demander si cette conception n’est pas une justification valorisante de simples pulsions révélatrices d’une faiblesse.
En fait, DJ peut être considéré comme un guerrier dégénéré. Le temps des conquêtes guerrières est fini, les qualités du guerrier sont mises au service d’une cause beaucoup plus simple et sans grand danger.
D/ L’homme sans espérance : la tentation du néant.
L’insatisfaction pointe derrière ce beau discours : « Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini ». DJ est un humain sans perspective (répétition de « rien »). Le désenchantement le prend après chaque nouvelle conquête et ce désenchantement justifie les lecture romantiques du personnage qui seront faites au XIXè siècle.

Conclusion
Ce texte célèbre démontre l’habileté oratoire de DJ tout en définissant ses idées et en cernant sa personnalité. Il révèle les ambiguïtés du personnage : il s’adresse à son valet mais son discours est destiné au public ; il utilise les qualités du gentilhomme au service d’une cause dégradante ; il affirme sa liberté en avouant ne pas pouvoir agir autrement. Sorte de grandeur décadente, de charme trouble. Davantage sans doute que le côté joueur, le côté sombre du personnage se révèle dès ce premier contact que nous avons avec le héros éponyme.

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