Dom Juan III
1 et 2 : La scène du pauvre.
Situation
Après avoir abandonné son
épouse, Elvire, DJ tente d’enlever une jeune femme puis de
conquérir des paysannes. Mais il est obligé de s’enfuir car les
frères d’Elvire le poursuivent. Il perd son chemin dans la forêt
et aperçoit un pauvre qui peut les renseigner. DJ, sollicité par
celui-ci, essaie de le faire blasphémer.
Dans la liste des personnages, le
pauvre s’appelle Francisque, cela indique que c’est un ermite,
qui vit dans la pauvreté volontairement comme saint François. Il a
fait un choix de vie totalement opposé à celui de DJ, renonçant au
monde et se consacrant à la vie religieuse. Il vit de la charité
des passants. DJ essaie de le corrompre comme il a essayé de séduire
les paysannes.
Cette scène peut être
considérée comme la mise en pratique des conceptions idéologiques
de DJ exprimées à la scène précédente et surtout, peut-être,
comme la seule véritable mise en garde du Ciel avant l’apparition
de la statue du commandeur.
I/ La tentative de corruption :
une scène d’action.
On peut observer le
fonctionnement de la scène de la même façon que celle de la
séduction de Charlotte.
A/ Structure : La
scène comporte 3 phases.
1/ (3 premières
répliques). Sganarelle demande le chemin au pauvre. Celui le
renseigne, DJ le remercie. Question symbolique : quelle voie
faut-il suivre ? DJ est sur le mauvais chemin (valeur
polysémique de « nous sommes égarés » à la fin de la
scène 1), il rencontre ici un messager de Dieu qui cherche à le
mettre sur la bonne voie.
2/ (11 répliques
suivantes). Le pauvre demande l’aumône (changement de lanceur) :
« Si vous vouliez, monsieur, me secourir de quelque aumône ? ».
Critiqué par DJ, il explique sa situation et le pauvre lui propose
de prier le Ciel pour lui. À partir de là, DJ va le pousser à
s’interroger sur l’efficacité de la prière. Mais il parle
ironiquement et le pauvre ne comprend pas. DJ reprend l’initiative
avec la question « Quelle est ton occupation parmi ces
arbres ? ».
3/ (9 dernières
répliques). Devant l’échec de cette tentative, DJ utilise un
autre procédé : la pièce de monnaie. C’est toujours lui qui
a l’initiative : « Ah, ah ! Je m’en vais ».
Il lui demande de jurer, c’est-à-dire de blasphémer. Il ne tient
pas compte de ses supplications. Le pauvre finit pas renoncer à la
pièce et DJ la lui donne quand même « pour l’amour de
l’humanité » (et non « pour l’amour de Dieu »
comme on disait alors plus volontiers).
B/ Qui mène le jeu, qui gagne ?
1/ DJ prend vite la
direction du dialogue et tente deux types de corruption, l’une
intellectuelle, l’autre matérielle. Il domine à la fois par son
initiative, par son esprit et par son argent. Dans la mise en scène
de Bluwal, il est à cheval alors que le pauvre est par terre. Mais
il ne parvient pas à ses fins. Pourquoi donne-t-il l’argent quand
même ? Est-ce un signe de mépris ou de générosité fondée
sur une autre valeur ? Cela renforce-t-il son échec ou cela le
diminue-t-il ?
La pression qu’il exerce se
traduit d’abord par des questions faussement naïves,
interro-négatives ; puis par une sorte d’aphorisme ironique
« un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut manquer
d’être bien dans ses affaires » ; puis par des
conditions répétées ; puis enfin par des injonctions « il
faut jurer », « mais jure donc ».
2/ Le pauvre résiste
d’abord par sa naïveté, il parle au premier degré pour répondre
à la question de DJ. Il ne tient compte que d’une partie de sa
question, celle qui concerne sa pauvreté et ne fait pas le lien avec
le fait qu’il prie (il ne comprend pas l’ironie de DJ). Les
Évangiles disent « Heureux les simples en esprit car
ils verront Dieu » (Béatitudes). Il résiste par sa force
morale, sa foi. Il est l’exemple de ce que peut produire une
conviction profonde, ce qui peut être interprété positivement ou
comme un signe d’entêtement (intégrisme, fanatisme).
Sa faiblesse et sa résistance se
traduisent par des supplications à la forme exclamatives et
interrogatives. Il n’oublie jamais de marquer la condition sociale
de DJ en le nommant « Monsieur » répété 7 fois.
3/ Deux champs lexicaux
dominent le dialogue, celui de la pauvreté et de l’argent d’une
part, celui de la religion d’autre part ; ils définissent
l’enjeu de l’affrontement entre le libertin et le croyant.
C/ Le rôle de Sganarelle.
1/ Le valet (première
réplique) : DJ ne s’abaisse par à demander son chemin.
Sganarelle tutoie le pauvre à ce moment-là.
2/ L’adjuvant de la
victime : il informe le pauvre que DJ ne croit pas au Ciel. Il
vouvoie l’homme en découvrant que c’est un ermite, l’appelle
« bon homme » sans doute au sens propre du mot. C’est
un rappel de la scène précédente où Sganarelle a fait parler DJ
sur ses croyances : le ciel, l’enfer, le moine bourru…
Sganarelle a encore mêlé croyances populaires et chrétiennes et DJ
a conclu « je crois en deux et deux sont quatre… ». DJ
s’en tient aux convictions de la physique et rejette les croyances
métaphysiques. Et Sganarelle reprend les paroles de son maître pour
informer le pauvre.
3/ L’adjuvant du
corrupteur : il reprend le tutoiement, il parle au nom du bon
sens populaire : « jure un peu, il n’y a pas de mal ».
La religion de Sganarelle ne va pas jusqu’au sacrifice. Il veut
aider le pauvre à survivre, il ne partage pas son intégrisme.
Sganarelle est plutôt du côté
des victimes, mais il ne peut s’opposer franchement à son maître.
II/ L’enjeu : le choix de
vie, le rôle de Dieu. Personnalité de DJ.
A/ Le choix du pauvre
1/ Le pauvre représente un choix
de vie ascétique prôné par le Christ lui-même puis Saint François
d’Assise. Celui qui veut faire son salut doit abandonner ses biens.
2/ Mais il y a une faille dans
ses paroles : il semble passer un marché avec ses
bienfaiteurs : il prie pour le salut de ceux qui lui donnent de
l’argent. Il prie donc pour le maintien de l’ordre du monde. Les
riches achètent leur salut au lieu de la faire eux-mêmes.
B/ Le raisonnement de DJ
1/ DJ essaie d’exploiter cette
faille : si l’on peut monnayer quelque chose avec Dieu,
pourquoi ne pas lui demander directement de l’aide matérielle ?
« Eh, prie le qu’il te donne un habit sans te mettre en peine
des affaires des autres ».
2/ Il va plus loin dans ce
raisonnement : pourquoi Dieu laisse-t-il son fidèle serviteur
dans la misère ? « un homme qui prie le Ciel tout le
jour ne peut manquer d’être bien dans ses affaires ». Cela
suggère soit que Dieu est ingrat, soit qu’il n’existe pas, en
tous cas que la prière est inutile pour vivre. C’est un
raisonnement de libertin, qui ne cherche que l’efficacité.
3/ Pourquoi cette scène est-elle
sulfureuse et a-t-elle dû être coupée ? Certes, le pauvre
résiste à DJ, mais sa naïveté n’est pas forcément partagée
par le spectateur. L’idée que prier ne sert à rien ou que Dieu
est ingrat peut le troubler.
C/ Personnalité de DJ.
1/ Il est cruel, méprisant, il
veut forcer ce pauvre homme à renier ce qui fait le sens de son
existence.
2/ C’est un libertin qui se
moque des valeurs religieuses : le vœu de pauvreté,
l’existence d’un Dieu bon et tout puissant. Il prend plaisir à
défier Dieu.
3/ Mais il donne la pièce « pour
l’amour de l’humanité », ce qui peut être interprété
comme une générosité qui s’appuie sur l’humanisme sans
référence aux valeurs religieuses.
D/ Tonalité de la scène
1/ Ce qui domine, c’est une
tension pathétique créée par le jeu cruel de DJ où le spectateur
a pitié du pauvre.
2/ En même temps, il y a une
excitation intellectuelle créée par le raisonnement de DJ.
3/ Il y a aussi des touches
d’humour fournies par les interventions de Sganarelle, ce qui
relâche la tension, ce dernier caricaturant les croyances de DJ et
laissant comprendre que lui ne résisterait pas à la tentation.
Conclusion
Cette scène montre le
libertinage philosophique de DJ qui prend plaisir à déstabiliser un
homme qui a fait le choix de la vie ascétique et religieuse à
l’opposé de la sienne. Lui ne croit qu’aux vérités
scientifiques tandis que l’ermite a renoncé au monde pour se
consacrer à Dieu.
Dans la schéma général de
l’action, l’ermite est placé sur la route de DJ pour lui
permettre de se sauver (et non de fuir) : l’ermite peut être
considéré comme un envoyé du Ciel destiné à remettre le libertin
dans le droit chemin (il lui a dit de prendre à droite !)
Mais DJ est un homme de défi qui
ira jusqu’au bout, malgré la manifestation du surnaturel. Il
poussera plus loin encore l’insolence et la provocation en invitant
la statue du commandeur, en se jouant de Monsieur Dimanche, en
méprisant les paroles de son père ou celles d’Elvire, et enfin en
jouant une sorte de Tartuffe à l’acte V.
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