mardi 22 janvier 2013

Dom Juan III 1 et 2 : La scène du pauvre.

Situation

Après avoir abandonné son épouse, Elvire, DJ tente d’enlever une jeune femme puis de conquérir des paysannes. Mais il est obligé de s’enfuir car les frères d’Elvire le poursuivent. Il perd son chemin dans la forêt et aperçoit un pauvre qui peut les renseigner. DJ, sollicité par celui-ci, essaie de le faire blasphémer.
Dans la liste des personnages, le pauvre s’appelle Francisque, cela indique que c’est un ermite, qui vit dans la pauvreté volontairement comme saint François. Il a fait un choix de vie totalement opposé à celui de DJ, renonçant au monde et se consacrant à la vie religieuse. Il vit de la charité des passants. DJ essaie de le corrompre comme il a essayé de séduire les paysannes.
Cette scène peut être considérée comme la mise en pratique des conceptions idéologiques de DJ exprimées à la scène précédente et surtout, peut-être, comme la seule véritable mise en garde du Ciel avant l’apparition de la statue du commandeur.


I/ La tentative de corruption : une scène d’action.

On peut observer le fonctionnement de la scène de la même façon que celle de la séduction de Charlotte.

A/ Structure : La scène comporte 3 phases.
1/ (3 premières répliques). Sganarelle demande le chemin au pauvre. Celui le renseigne, DJ le remercie. Question symbolique : quelle voie faut-il suivre ? DJ est sur le mauvais chemin (valeur polysémique de « nous sommes égarés » à la fin de la scène 1), il rencontre ici un messager de Dieu qui cherche à le mettre sur la bonne voie.
2/ (11 répliques suivantes). Le pauvre demande l’aumône (changement de lanceur) : « Si vous vouliez, monsieur, me secourir de quelque aumône ? ». Critiqué par DJ, il explique sa situation et le pauvre lui propose de prier le Ciel pour lui. À partir de là, DJ va le pousser à s’interroger sur l’efficacité de la prière. Mais il parle ironiquement et le pauvre ne comprend pas. DJ reprend l’initiative avec la question « Quelle est ton occupation parmi ces arbres ? ».
3/ (9 dernières répliques). Devant l’échec de cette tentative, DJ utilise un autre procédé : la pièce de monnaie. C’est toujours lui qui a l’initiative : « Ah, ah ! Je m’en vais ». Il lui demande de jurer, c’est-à-dire de blasphémer. Il ne tient pas compte de ses supplications. Le pauvre finit pas renoncer à la pièce et DJ la lui donne quand même « pour l’amour de l’humanité » (et non « pour l’amour de Dieu » comme on disait alors plus volontiers).

B/ Qui mène le jeu, qui gagne ?
1/ DJ prend vite la direction du dialogue et tente deux types de corruption, l’une intellectuelle, l’autre matérielle. Il domine à la fois par son initiative, par son esprit et par son argent. Dans la mise en scène de Bluwal, il est à cheval alors que le pauvre est par terre. Mais il ne parvient pas à ses fins. Pourquoi donne-t-il l’argent quand même ? Est-ce un signe de mépris ou de générosité fondée sur une autre valeur ? Cela renforce-t-il son échec ou cela le diminue-t-il ?
La pression qu’il exerce se traduit d’abord par des questions faussement naïves, interro-négatives ; puis par une sorte d’aphorisme ironique «  un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut manquer d’être bien dans ses affaires » ; puis par des conditions répétées ; puis enfin par des injonctions « il faut jurer », « mais jure donc ».
2/ Le pauvre résiste d’abord par sa naïveté, il parle au premier degré pour répondre à la question de DJ. Il ne tient compte que d’une partie de sa question, celle qui concerne sa pauvreté et ne fait pas le lien avec le fait qu’il prie (il ne comprend pas l’ironie de DJ). Les Évangiles disent « Heureux les simples en esprit car ils verront Dieu » (Béatitudes). Il résiste par sa force morale, sa foi. Il est l’exemple de ce que peut produire une conviction profonde, ce qui peut être interprété positivement ou comme un signe d’entêtement (intégrisme, fanatisme).
Sa faiblesse et sa résistance se traduisent par des supplications à la forme exclamatives et interrogatives. Il n’oublie jamais de marquer la condition sociale de DJ en le nommant « Monsieur » répété 7 fois.
3/ Deux champs lexicaux dominent le dialogue, celui de la pauvreté et de l’argent d’une part, celui de la religion d’autre part ; ils définissent l’enjeu de l’affrontement entre le libertin et le croyant.

C/ Le rôle de Sganarelle.
1/ Le valet (première réplique) : DJ ne s’abaisse par à demander son chemin. Sganarelle tutoie le pauvre à ce moment-là.
2/ L’adjuvant de la victime : il informe le pauvre que DJ ne croit pas au Ciel. Il vouvoie l’homme en découvrant que c’est un ermite, l’appelle « bon homme » sans doute au sens propre du mot. C’est un rappel de la scène précédente où Sganarelle a fait parler DJ sur ses croyances : le ciel, l’enfer, le moine bourru… Sganarelle a encore mêlé croyances populaires et chrétiennes et DJ a conclu « je crois en deux et deux sont quatre… ». DJ s’en tient aux convictions de la physique et rejette les croyances métaphysiques. Et Sganarelle reprend les paroles de son maître pour informer le pauvre.
3/ L’adjuvant du corrupteur : il reprend le tutoiement, il parle au nom du bon sens populaire : « jure un peu, il n’y a pas de mal ». La religion de Sganarelle ne va pas jusqu’au sacrifice. Il veut aider le pauvre à survivre, il ne partage pas son intégrisme.
Sganarelle est plutôt du côté des victimes, mais il ne peut s’opposer franchement à son maître.


II/ L’enjeu : le choix de vie, le rôle de Dieu. Personnalité de DJ.

A/ Le choix du pauvre
1/ Le pauvre représente un choix de vie ascétique prôné par le Christ lui-même puis Saint François d’Assise. Celui qui veut faire son salut doit abandonner ses biens.
2/ Mais il y a une faille dans ses paroles : il semble passer un marché avec ses bienfaiteurs : il prie pour le salut de ceux qui lui donnent de l’argent. Il prie donc pour le maintien de l’ordre du monde. Les riches achètent leur salut au lieu de la faire eux-mêmes.

B/ Le raisonnement de DJ
1/ DJ essaie d’exploiter cette faille : si l’on peut monnayer quelque chose avec Dieu, pourquoi ne pas lui demander directement de l’aide matérielle ? « Eh, prie le qu’il te donne un habit sans te mettre en peine des affaires des autres ».
2/ Il va plus loin dans ce raisonnement : pourquoi Dieu laisse-t-il son fidèle serviteur dans la misère ? «  un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut manquer d’être bien dans ses affaires ». Cela suggère soit que Dieu est ingrat, soit qu’il n’existe pas, en tous cas que la prière est inutile pour vivre. C’est un raisonnement de libertin, qui ne cherche que l’efficacité.
3/ Pourquoi cette scène est-elle sulfureuse et a-t-elle dû être coupée ? Certes, le pauvre résiste à DJ, mais sa naïveté n’est pas forcément partagée par le spectateur. L’idée que prier ne sert à rien ou que Dieu est ingrat peut le troubler.

C/ Personnalité de DJ.
1/ Il est cruel, méprisant, il veut forcer ce pauvre homme à renier ce qui fait le sens de son existence.
2/ C’est un libertin qui se moque des valeurs religieuses : le vœu de pauvreté, l’existence d’un Dieu bon et tout puissant. Il prend plaisir à défier Dieu.
3/ Mais il donne la pièce « pour l’amour de l’humanité », ce qui peut être interprété comme une générosité qui s’appuie sur l’humanisme sans référence aux valeurs religieuses.

D/ Tonalité de la scène
1/ Ce qui domine, c’est une tension pathétique créée par le jeu cruel de DJ où le spectateur a pitié du pauvre.
2/ En même temps, il y a une excitation intellectuelle créée par le raisonnement de DJ.
3/ Il y a aussi des touches d’humour fournies par les interventions de Sganarelle, ce qui relâche la tension, ce dernier caricaturant les croyances de DJ et laissant comprendre que lui ne résisterait pas à la tentation.


Conclusion

Cette scène montre le libertinage philosophique de DJ qui prend plaisir à déstabiliser un homme qui a fait le choix de la vie ascétique et religieuse à l’opposé de la sienne. Lui ne croit qu’aux vérités scientifiques tandis que l’ermite a renoncé au monde pour se consacrer à Dieu.
Dans la schéma général de l’action, l’ermite est placé sur la route de DJ pour lui permettre de se sauver (et non de fuir) : l’ermite peut être considéré comme un envoyé du Ciel destiné à remettre le libertin dans le droit chemin (il lui a dit de prendre à droite !)
Mais DJ est un homme de défi qui ira jusqu’au bout, malgré la manifestation du surnaturel. Il poussera plus loin encore l’insolence et la provocation en invitant la statue du commandeur, en se jouant de Monsieur Dimanche, en méprisant les paroles de son père ou celles d’Elvire, et enfin en jouant une sorte de Tartuffe à l’acte V.

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